Chapitre 25
Trois gardes étaient stationnés devant la porte de ma chambre, au onzième étage de l’hôpital. Ils avaient même fait évacuer tout le service – je le devinais au silence qui régnait dans les chambres environnantes. De toute évidence, ils prenaient le meurtre du gouverneur très au sérieux.
Toute la matinée, les médecins avaient défilé dans ma chambre pour assouvir leur curiosité, mais pas à cause de l’identité de ma victime. C’était ma guérison miraculeuse qui suscitait leur intérêt. En quelques heures, mes trois blessures par balle avaient disparu. La plaie causée par le couteau également. Les marques des crocs d’Hennessey s’étaient volatilisées. Ils ne m’avaient même pas posé de perfusion – l’aiguille ressortait toute seule de mon bras. Je me demandais pourquoi je n’avais pas encore été transférée dans une cellule conventionnelle, mais, après mon expérience avec Isaac, je n’étais pas très pressée de me retrouver de nouveau dans une voiture de police.
À midi, j’entendis des pas qui s’approchaient de ma chambre, et une voix dit « FBI ». Il y eut une pause, puis ma porte s’ouvrit.
Un homme entra. La cinquantaine, de taille moyenne, des cheveux en voie de disparition, plus gris que noirs. Ses yeux étaient du même gris que ses cheveux, et ils pétillaient d’intelligence. Son compagnon, qui referma la porte derrière lui, était beaucoup plus jeune, il avait entre vingt-cinq et trente ans. Il avait les cheveux bruns, coupés court et coiffés en brosse. Un militaire, à n’en pas douter. Ses yeux bleu foncé étaient rivés sur moi avec une intensité que rien ne semblait pouvoir ébranler.
— Le FBI, hein ? Quel honneur, dites-moi.
Ils n’avaient pas besoin d’un sixième sens pour percevoir l’ironie derrière ma phrase de bienvenue. Le plus jeune me lança un regard mauvais.
Cheveux Gris se contenta de sourire et s’avança vers moi, la main tendue.
— Ce n’est peut-être pas un honneur pour vous, mais c’en est un pour moi. Je m’appelle Donald Williams, et voici Tate Bradley. Je dirige une unité du FBI qui enquête sur les comportements paranormaux.
Je lui serrai la main, car ma bonne éducation m’interdisait de refuser, mais je le fis à contrecoeur. D’un signe de tête, je désignai Tate Bradley.
— Et lui ? Il ne doit pas être du FBI... pas de graisse ni de brioche.
Williams rit en dévoilant des dents légèrement jaunies, signe d’une consommation excessive de café ou de tabac.
— Tout à fait exact. Tate est sergent dans une unité très pointue des Forces spéciales. C’est mon garde du corps pour la journée.
— Pourquoi auriez-vous besoin d’un garde du corps, agent Williams ? Comme vous pouvez le voir, je suis menottée à mon lit, dis-je en agitant mes charmants bracelets.
Il sourit avec bienveillance.
— Appelez-moi Don. Je suis d’une nature prudente. C’est pour ça que Tate porte un Colt 45.
Ce dernier me montra la crosse de son arme qui dépassait de son étui d’épaule. Je lui adressai un petit sourire auquel il répondit en me montrant les dents de manière hostile.
— Mon Dieu, je suis morte de peur ! Alors, qu’est-ce que vous voulez ?
Je me doutais de la raison de leur venue. Ils voulaient certainement m’entendre avouer que j’avais tué le gouverneur, connaître mon mobile, etc., mais j’avais la ferme intention de rester muette comme une tombe et de m’échapper à la première occasion. Bones ne tarderait pas à venir, j’en étais sûre, et nous partirions nous cacher avec ma mère. Deux vampires avaient réussi à s’enfuir, et ce serait trop dangereux pour elle de reprendre une vie normale au cas où ils voudraient se venger du bain de sang que Bones et moi avions orchestré. Il fallait s’attendre à des représailles de la part des vampires comme de la classe politique.
— Vous êtes étudiante, vous avez même de très bonnes notes, à ce que nous avons pu voir. Vous aimez les citations ?
Génial, un test de culture générale. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais, mais j’étais partante.
— Ça dépend.
Sans y être invité, Don prit une chaise et s’assit à côté de mon lit. Bradley resta debout en tapotant la crosse de son arme d’un air menaçant.
— Que dites-vous de celle-ci, elle est tirée des Aventures de Sherlock Holmes, d’Arthur Conan Doyle : « Après avoir éliminé tout ce qui est impossible, il ne reste plus que la vérité, aussi improbable soit-elle. »
Je fus instantanément sur mes gardes. Bien qu’aucune vibration dangereuse n’émane de ces deux-là – ce qui laissait supposer qu’ils n’étaient pas dans le camp d’Oliver ou d’Hennessey –, quelque chose me dit que je ne devais pas les prendre à la légère.
— Et alors ?
— Catherine, je dirige un service qui enquête sur des meurtres à caractère surnaturel. Beaucoup de gens vous diront qu’un meurtre n’a par essence rien de naturel, mais vous et moi savons parfaitement qu’ils peuvent avoir des causes plus profondes que la colère humaine, n’est-ce pas ?
— Je ne vois pas du tout où vous voulez en venir.
Don ne prêta aucune attention à ma remarque.
— Notre service n’est pas publiquement reconnu par le FBI. En fait, nous sommes un point de rencontre entre la CIA, le FBI et les forces armées. Notre unité est l’un des rares exemples de collaboration harmonieuse entre ces différents services. C’est pour cette raison que j’ai choisi M. Bradley comme équipier, et pas un débutant tout juste sorti de l’école. Il a suivi un entraînement en vue de commander une nouvelle unité de soldats qui s’engagera dans une lutte très spéciale. Une lutte qui se déroule sous notre nez depuis des siècles. Vous savez de quoi je parle, Catherine. Arrêtons de tourner autour du pot. Je veux parler des vampires.
Dieu du ciel, il l’avait dit. À présent, j’étais plus que méfiante – j’étais accablée.
— Vous n’êtes pas un peu vieux pour croire aux vampires, Don ?
J’espérais avoir encore une chance de m’en sortir en bluffant. Peut-être venait-il de me tendre un piège grossier dans l’espoir de m’y voir tomber.
Don ne souriait plus. Son visage était devenu aussi impénétrable qu’un bloc de granit.
— J’ai examiné beaucoup de corps étranges au cours de ma carrière. Des corps âgés de cent ans, parfois même de mille ans, et qui pourtant portaient des vêtements modernes. Ça, encore, on aurait pu réussir à l’expliquer, mais pas leur pathologie. Leur ADN contenait une mutation qui n’avait jamais été observée jusque-là, ni chez l’homme ni chez aucun animal. De temps à autre, on tombait sur un autre de ces cadavres, et le mystère ne faisait que s’épaissir. Or la maison de la nuit dernière était jonchée de cadavres de ce genre, tout comme celle du gouverneur. Jamais nous n’en avions encore trouvé autant dans un même endroit. Mais vous savez quelle a été notre plus belle prise ? Vous.
Don baissa la voix.
— J’ai passé les six dernières heures à lire toutes les infos que j’ai pu dénicher à votre sujet. Votre mère a porté plainte pour viol il y a un peu plus de vingt-deux ans. Dans sa déposition, elle raconte une histoire abracadabrante, selon laquelle son agresseur aurait bu son sang. Les enquêteurs se sont probablement dit qu’elle était sous le choc et ce détail a été laissé de côté. Puis cinq mois plus tard, vous êtes née. Ils n’ont jamais retrouvé le coupable.
— Et alors ? Ma mère ne savait plus ce qu’elle disait à cause du traumatisme qu’elle venait de subir.
— Je ne suis pas d’accord. Votre mère a dit la vérité, mais personne n’a voulu la croire. Certains détails qu’elle a donnés sont trop précis. Les yeux qui virent au vert, les crocs qui s’allongent, une force hors du commun, une rapidité de déplacement incroyable – ce sont là des choses qu’elle n’a pas pu inventer. Mais là où son histoire diffère de celle des autres, c’est qu’elle vous a mise au monde. Vous, qui, selon vos analyses ADN, possédez la même mutation sanguine que nos mystérieux cadavres. La vôtre est moins prononcée, mais la structure génétique est la même. Vous voyez, Catherine, c’est véritablement un honneur pour moi de vous rencontrer, car j’ai passé toute ma carrière à chercher quelqu’un comme vous. Vous êtes l’une d’entre eux, mais pas complètement. Le fruit d’une humaine et d’un vampire. Cela fait de vous la découverte la plus précieuse qui ait été faite depuis des siècles.
Zut. J’aurais dû tenter de m’enfuir après avoir tué le gouverneur, même si je risquais de me faire cribler de balles.
— Sympa, votre histoire, mais beaucoup de gens ont des anomalies sanguines et une mère psychotique. Je vous assure que rien ne me distingue des autres filles de mon âge. Sans compter que les vampires, ça n’existe pas.
J’avais parlé d’une voix ferme. Bones aurait été fier de moi.
— Vraiment ? (Don se leva et fit un signe de tête à Bradley.) Sergent, je vais vous donner un ordre et je veux que vous l’exécutiez sur-le-champ. Tirez une balle dans la tête de Mlle Crawfield, entre les deux yeux.
Quoi ? Je bondis hors des couvertures, j’arrachai la barrière du lit à laquelle j’étais menottée et je la balançai sur Bradley qui levait son pistolet dans ma direction. J’entendis le craquement de ses os qui se brisaient. Dans le même mouvement fluide, je frappai Don à la rotule et j’arrachai larme des mains de Bradley avant de la pointer contre sa tête.
— J’en ai marre qu’on me tire dessus. Par ailleurs, on ne vous a jamais dit qu’il ne fallait pas faire de bruit dans un hôpital ?
Don, qui s’était effondré sur le sol, le visage contre terre, se retourna lentement pour me regarder. Il arborait une expression de pure satisfaction.
— Vous êtes une fille tout ce qu’il y a de plus normale, et les vampires n’existent pas, c’est ce que vous avez dit ? Je n’avais jamais rien vu d’aussi impressionnant. Vous avez réagi si vite que vos mouvements me sont apparus flous. Tate n’a même pas eu le temps de viser.
Je percevais les battements accélérés du coeur de Bradley, et la peur qui commençait à suinter de chacun de ses pores. Quelque chose me disait que la peur était une émotion qui ne lui était pas familière.
— Qu’est-ce que vous voulez, Don ?
C’était donc ça, son petit test, et je l’avais réussi haut la main.
— Pourriez-vous s’il vous plaît lâcher Tate ? Vous pouvez garder l’arme, bien que vous n’en ayez pas besoin. De toute évidence vous êtes plus forte que lui, même sans arme. Voyez cela comme un geste de bonne volonté.
— Et si, pour preuve de ma bonne volonté, je préfère lui faire sauter la cervelle ? dis-je d’une voix menaçante. Ou la vôtre ?
— Je ne pense pas que vous irez jusque-là, car j’ai une offre à vous faire qui pourrait bien vous intéresser. Mort, il me sera difficile de vous en parler.
Il avait marqué un point. En outre, le calme dont il faisait preuve jouait en sa faveur. Je relâchai brusquement Bradley et le poussai de l’autre côté de la pièce. Il glissa et s’écroula sur le sol à côté de Don.
Quelqu’un frappa à la porte.
— Tout va bien, monsieur ?
Le garde semblait inquiet, mais il n’ouvrit pas la porte.
— Parfaitement bien. Restez à votre poste. N’ouvrez la porte que lorsqu’on vous le dira.
Don avait parlé d’une voix forte et sûre, malgré la douleur vive qui irradiait de son genou et que je pouvais lire dans ses yeux.
— Et si vous vous étiez trompé ? Et si Rambo m’avait tiré une balle dans la tête ? Vous auriez eu du mal à expliquer la situation.
Don me regarda, comme pour m’évaluer.
— Ça valait la peine de prendre le risque. Avez-vous déjà cru en quelque chose assez fort pour tuer en son nom ?
Répondre par la négative aurait été hypocrite de ma part.
— Quelle est votre offre ?
Don s’assit en grimaçant.
— Nous vous voulons, bien sûr. En l’espace d’une seconde, vous avez réussi à arracher la barrière en métal de votre lit et à désarmer un soldat surentraîné. Aucune personne vivante ne peut être aussi rapide, mais certains morts le sont. Ayant étudié votre biographie, j’ai le sentiment que vous n’avez rien contre le fait de tuer des morts-vivants les uns après les autres. Mais, désormais, ils seront plus nombreux à vouloir votre peau. Ils connaissent votre identité. Je peux arranger ça. Oh, je sais qu’Oliver trempait dans des choses malhonnêtes, beaucoup de gens le savaient, mais nous n’avions jamais réussi à prouver quoi que ce soit, parce que aucun des agents que nous avons envoyés enquêter sur lui n’est jamais revenu. Avec vous dans notre camp, ce serait différent. Nous pourrions envoyer à ces créatures un adversaire à leur mesure, et aucune des accusations qui pèsent sur vous n’aurait plus la moindre importance, car Catherine Crawfield serait morte, et vous commenceriez une nouvelle vie. Avec des renforts et des troupes. Vous deviendriez l’une des armes les plus précieuses du gouvernement américain pour protéger ses citoyens de dangers qu’ils n’imaginent même pas. N’est-ce pas pour cette raison que vous êtes venue au monde ? Ne l’avez-vous pas toujours su au fond de vous ?
La vache, il était fort. Si Timmie avait été là, il aurait été aux anges. Il y avait vraiment des Men in Black, et on venait de me proposer de rejoindre leurs rangs. Je pensai aux avantages que cela me procurerait, au bonheur de pouvoir commencer une nouvelle vie sans avoir à craindre la police, ni à enterrer de cadavres, ni à cacher ma vraie nature à mon entourage. Six mois plus tôt, j’aurais saisi cette chance sans la moindre hésitation. Mais à présent...
— Non.
Le mot avait résonné dans la chambre. Don cligna des yeux.
— Aimeriez-vous voir votre mère ?
Il avait accepté mon refus trop facilement. Il avait quelque chose derrière la tête. Lentement, j’acquiesçai.
— Elle est ici ?
— Oui, mais on va la faire venir dans votre chambre. Vous ne pouvez pas vous promener dans les couloirs avec cette barrière en métal au bout du bras. Tate, dites au garde de faire venir Mme Crawfield. Et demandez-lui aussi d’apporter un fauteuil roulant. On dirait que mon arthrite me joue des tours.
Il regarda ses genoux avec des yeux à la fois amusés et tristes.
Je fus prise d’un léger remords.
— Vous l’avez cherché.
— Ça en valait la peine, Catherine, pour prouver que j’avais raison. Certaines choses méritent qu’on en paie le prix.
En pensant à Bones, je ne pouvais qu’être d’accord avec cette dernière phrase.
Lorsqu’il ouvrit la porte, le garde resta interdit devant ce qu’il découvrit : Tate Bradley tenant son bras cassé, tordu selon un angle bizarre, et Don étalé sur le sol. Son expression était impayable. Quant à moi, j’étais innocemment allongée sur mon lit, maintenant en place la barrière de mon lit à l’aide de ma main.
— J’ai trébuché et mon collègue m’est tombé dessus en voulant m’aider à me relever, déclara Don en guise d’explication.
Le garde déglutit et acquiesça promptement. Il aida Don à se relever et, très vite, ma mère arriva en chaise roulante. L’espace d’une seconde, j’envisageai de nouveau de m’échapper, cette fois en sautant avec elle par la fenêtre, mais un rapide coup d’oeil à son visage me fit comprendre que cela ne marcherait pas.
— Comment as-tu pu ? demanda-t-elle dès que la porte fut refermée.
Elle me regardait, et je lus dans son regard déchirant qu’elle se sentait trahie.
— Ça va, maman ? Je suis vraiment désolée pour papy et mamie. Je les aimais beaucoup tous les deux.
Les larmes que je retenais depuis si longtemps coulèrent enfin librement, et je m’assis en lui tendant la main.
Elle recula précipitamment, comme si je la dégoûtais.
— Comment oses-tu dire que tu es désolée, alors que je t’ai vue avec ce vampire ?
Elle avait crié ces derniers mots. Je regardai la porte avec anxiété, imaginant le garde de l’autre côté sur le point de s’évanouir. Tout à coup, le visage de ma mère se fit suppliant.
— Dis-moi que je me trompe. Dis-moi qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce que m’ont raconté les bêtes sauvages qui ont tué mes parents et qui m’ont enlevée. Dis-moi que tu ne baises pas avec un vampire !
C’était la première fois que j’entendais ce mot dans sa bouche. Il trahissait son dégoût. À son expression, je compris que mes pires craintes venaient de se concrétiser. Comme je le craignais, elle me méprisait pour ce que j’avais fait.
— Maman, j’allais justement t’en parler. Il n’est pas comme les autres. C’est lui qui m’a aidée à tuer tous ces vampires, pas Timmie. Cela faisait des années qu’il traquait Hennessey et sa bande.
— Pour de l’argent ? (Chacun de ses mots claquait comme un coup de fouet.) Oh, j’en ai beaucoup entendu parler pendant ma captivité. Ils n’arrêtaient pas de parler de ce vampire qui tuait pour de l’argent. Ils riaient en parlant de toi en disant que son point faible, c’était les femmes. C’est ça que tu es devenue, Catherine, la putain d’un mort-vivant ?
Je laissai échapper un sanglot. Présentée ainsi, notre relation paraissait tellement vulgaire.
— Tu te trompes sur lui. Il a risqué sa vie en entrant dans cette maison pour te sauver.
— Comment pourrait-il bien risquer sa vie, puisqu’il est mort ? Et il sème la mort dans son sillage ! C’est à cause de lui que ces assassins sont venus chez nous, et aussi à cause de toi, parce que tu as entamé une relation avec lui ! Si tu n’avais pas couché avec un vampire, mes parents seraient encore en vie !
De tout ce qu’elle m’avait dit, ces dernières paroles étaient celles qui me faisaient le plus mal. Peut-être que je n’arriverais jamais à me disculper à ses yeux, mais il n’était pas question que je la laisse accuser Bones de la sorte.
— Tu n’as pas le droit de dire ça, maman ! Je chasse les vampires depuis que j’ai seize ans, et tu m’as toujours encouragée à le faire, même si tu savais le danger que cela représentait. Tu le savais mieux que personne, à cause de ce qui s’était passé avec mon père, et pourtant tu n’as jamais essayé de m’en dissuader, alors si c’est la faute de quelqu’un, c’est la tienne ! Quant à moi, j’ai continué, encore et encore, j’ai refusé d’arrêter, malgré les avertissements répétés de Bones, j’ai donc ma part de responsabilité ! Même si je n’avais jamais rencontré Bones, même si je n’avais jamais couché avec un vampire, papy et mamie auraient quand même pu se faire tuer à cause de tout ce que nous avions déjà fait toutes les deux. Si quelqu’un doit se sentir coupable dans cette affaire, alors c’est toi et moi. Pas lui. Nous savions que les vampires risqueraient tôt ou tard de suivre ma trace jusqu’à la maison. Pour cette raison, nous sommes plus responsables qu’il le sera jamais.
Son visage pâlit.
— Peut-être que tu as raison, dit-elle enfin. (Elle parlait doucement mais sa voix résonnait dans la chambre.) Peut-être que je suis responsable de la mort de mes parents, et c’est une chose avec laquelle je vais devoir vivre jusqu’à la fin de ma vie. Mais je ne veux pas passer le reste de mes jours aux côtés d’un vampire. Catherine, je t’aime, mais si tu choisis de poursuivre ta relation avec cette créature, je ne veux plus jamais te revoir.
Ces mots me blessèrent plus profondément qu’une rafale de balles. Je croyais que je serais capable de les encaisser, mais ils me firent beaucoup plus mal que je m’y attendais.
— Ne me fais pas ça, maman. Tu es la seule famille qui me reste !
Elle se redressa sur sa chaise autant que le lui permettaient ses côtes douloureuses.
— Je sais ce qui t’est arrivé. Tu as été empoisonnée. Cette créature a perverti ta conscience et fait ressortir ton côté le plus obscur. C’était ma crainte depuis toujours. Si seulement ces monstres m’avaient tuée avant que je découvre mon échec en tant que mère.
Chaque mot me transperçait comme un poignard. Son kidnapping et le meurtre de ses parents avaient anéanti toutes mes chances de lui faire comprendre que tous les vampires n’étaient pas forcément maléfiques. Elle était enfermée dans sa haine et je n’avais aucun moyen de la libérer.
— J’espère qu’ils attraperont ce monstre et qu’ils le tueront une bonne fois pour toutes, continua-t-elle. Au moins, tu seras libérée de son emprise.
Je levai brusquement la tête.
— Qui ? Mais de quoi tu parles ?
Elle me regarda d’un air de défi.
— Les hommes qui viennent de sortir. Je leur ai dit la vérité. Je leur ai expliqué que tu avais été entraînée sur le mauvais chemin par un vampire et que ce monstre s’était enfui de la maison hier soir. Le plus âgé des deux hommes était au courant de l’existence des vampires. Ils sont à la recherche de celui qui t’a pervertie. J’espère qu’ils le massacreront. Pour que tu sois enfin libre.
— Don ! Venez !
Je sautai de mon lit et ouvris brutalement la porte. Le garde fit mine de sortir son arme en voyant que je n’étais plus attachée, mais Don le bloqua rapidement avec sa chaise roulante, suivi de près par Tate.
— Tout va bien, Jones. On contrôle la situation.
— Mais elle... elle...
Jones regardait d’un air ébahi la barrière en métal qui pendait au bout de ma menotte droite. Sa bouche s’ouvrait et se refermait comme celle d’un poisson rouge.
— Surveillez la porte, c’est tout, dit Bradley d’un ton brusque avant de l’écarter de son chemin de son bras encore valide.
— Alors mesdames, vous avez bien discuté ? demanda Don.
— Espèce de salopard. À quoi vous jouez ?
Don semblait aussi calme que s’il était en train de siroter un thé lors d’un déjeuner mondain.
— Madame Crawfield, pourriez-vous nous laisser seuls quelques instants avec votre fille ? Le garde va vous raccompagner jusqu’à votre chambre.
Elle ne dit pas au revoir, et moi non plus. Nous nous sentions toutes les deux furieuses et trahies. Mais contrairement à elle, je savais que je ne cesserais jamais de l’aimer. C’était ma mère, quoi qu’il advienne. Je pouvais tout lui pardonner, même ça.
— Votre mère vous a dit qu’elle nous avait informés de votre... relation avec un vampire ? Elle pense qu’il vous a plus ou moins ensorcelée. Est-ce vrai ? Est-ce que vous êtes sous sa domination ?
— Seulement du point de vue sexuel, répondis-je sans ciller.
Autant leur faire croire que ce n’était que physique.
Bradley me lança un regard qui trahissait son dégoût. Je commençais à en avoir plus qu’assez.
— Oh, tes préjugés, tu peux te les mettre où je pense, si tant est que t’arrives à faire entrer quoi que ce soit dans ton short moule-burnes !
L’opinion de ma mère, c’était une chose, mais je n’avais pas à supporter les jugements de cet homme.
Il rougit d’indignation. Don toussota pour masquer son sourire.
— Quoi qu’il en soit, je note avec intérêt que vous n’aviez rien dit au sujet de votre relation intime avec un vampire. Peut-être penchez-vous plus de leur côté que vous ne le laissez paraître ?
— Écoutez, Don, ce que je fais de mes fesses ne regarde que moi. Lui et moi poursuivions un but commun. Ma mère vous a-t-elle dit qu’il tuait aussi des vampires ? Elle a certainement dû oublier, toute à sa hâte de le voir disparaître. Nous partagions le même objectif, et ça nous a menés un peu plus loin que prévu. Ça n’avait rien de sérieux, c’était juste une passade.
— Une passade ? dit-il, sceptique. C’est pourtant bien ce même vampire qui a broyé la main de Danny Milton dans un bar au mois de novembre ? La police pense peut-être qu’on ne peut pas faire autant de dégâts d’une simple pression de la main, mais il est vrai qu’ils ignorent tout de l’existence des vampires et de leurs capacités.
— Tiens, tiens, vous êtes un petit malin, vous, hein ? Au cas où il ne vous l’aurait pas dit, ce minable de Danny Milton a abusé de moi quand j’avais seize ans. J’ai simplement demandé à mon ami de lui donner une leçon. On ne le prendra plus la main sous la jupe d’une mineure avant un bon moment. (Les mensonges me venaient toujours aussi facilement à l’esprit.) Et pour votre information, chez les vampires, une passade dure effectivement plusieurs mois. Ils n’ont pas la même notion du temps que nous.
— Dans ce cas, vous allez pouvoir nous dire où le trouver, intervint Bradley, qui n’avait toujours pas digéré mes propos de tout à l’heure.
Je secouai la tête en riant.
— Bien sûr. Excellente idée. Moucharder un vampire qui n’a aucune raison de m’en vouloir, et le rendre furax alors que je ne sais même pas si vous êtes en mesure de me protéger. Je suis peut-être à moitié humaine, mais pas complètement stupide.
— Vous savez ce que je pense, Catherine ? Je pense que vous êtes tout sauf stupide. (Don parlait d’une voix douce et arborait toujours ce même petit sourire agréable.) Je crois même que vous êtes sacrement maligne. Vous devez forcément l’être, n’est-ce pas, pour avoir réussi à cacher votre vraie nature pendant toutes ces années, et à tuer tous ces morts-vivants. Bon Dieu, vous n’avez que vingt-deux ans et vous avez une plus grande expérience du combat que la plupart de nos soldats en activité. Je pense que vous allez essayer de vous enfuir. Que vous irez chercher votre mère et que vous partirez, avec ou sans votre amant vampire. Mais il y a un petit problème, comme vous venez de le découvrir. Elle refusera de partir avec vous. Vous voyez, elle ne vous a jamais acceptée telle que vous étiez. Et maintenant qu’elle est au courant des détails de votre vie sexuelle, elle est encore plus bouleversée. Si vous voulez disparaître, vous devrez la laisser derrière vous, et si vous le faites, combien de monstres sortiront de leur tanière et tenteront de se servir d’elle pour vous ferrer ? Combien de vampires avez-vous tués ? J’imagine qu’ils avaient des amis. Oliver aussi. Et rien de ce que vous pourrez dire ne changera quoi que ce soit à la manière dont elle vous voit. Pour l’instant, elle vous perçoit comme un vampire, et jamais elle ne partira avec un être de cette espèce. Vous feriez aussi bien de la tuer vous-même avant de partir, ce serait plus charitable.
— Espèce d’ordure !
Je bondis hors du lit et frappai Bradley à la tête tandis qu’il essayait de me bloquer le passage. Il s’écroula d’un seul coup. Puis je saisis Don par le col de sa chemise et le soulevai hors de sa chaise roulante.
— Vous pouvez nous tuer tous les deux, Catherine, haleta-t-il. On ne peut rien faire pour vous en empêcher. Peut-être que vous arriverez à vous enfuir par la fenêtre sans recevoir de balle. Que vous atteindrez sa chambre et que vous parviendrez à l’emmener en la portant sur votre épaule malgré ses coups de pied et ses appels au secours. Peut-être que vous réussirez à vous procurer une voiture et un faux passeport et à retrouver votre amant pour tenter ensemble de quitter le pays. Peut-être que vous arriverez à faire tout ça. Mais combien de temps s’écoulera avant qu’elle vous quitte ? Avant qu’elle s’enfuie à cause de la peur que lui inspire sa propre fille ? Et ensuite, combien de temps avant que quelqu’un la trouve et la fasse payer pour tout ce que vous avez fait ?
Don me regardait sans ciller tandis que je le tenais fermement par le col. Je lisais dans ses yeux qu’il disait la vérité. Je voyais ma mère tenter de s’échapper chaque fois quelle en aurait l’occasion. Son malheur la pousserait certainement au suicide, ou bien elle serait de nouveau enlevée à cause de moi et de Bones. Nous tenterions de venir à son secours, bien sûr, mais si elle mourait, ou si Bones mourait ? C’était une chose de me brouiller avec ma mère parce qu’elle rejetait l’homme que j’aimais. Mais je ne pouvais pas sacrifier sa vie à mon bonheur, pas plus que je ne pouvais risquer celle de Bones. Même en fuyant au bout du monde, nous ne pourrions échapper à ce que nous étions au fond de nous, et cela finirait par causer notre perte à tous.
Je relâchai mon emprise sur Don. Il s’écroula sur le sol, ses genoux démolis ne pouvant le soutenir. Il y avait un moyen d’assurer à la fois la sécurité de Bones et celle de ma mère, et ce moyen n’exigeait qu’un seul sacrifice. Le mien.
Je compris alors que je devais accepter l’offre de Don. Cela me déchirait le coeur, mais refuser reviendrait à condamner Bones et ma mère. La haine qu’elle nourrissait à l’égard des vampires était si forte qu’elle préférerait mourir ou voir Bones se faire tuer plutôt que de nous suivre si nous tentions de fuir, ce que nous serions forcés de faire étant donné le nombre de personnes qui seraient à nos trousses.
Nous ne pourrions pas échapper éternellement aux amis d’Hennessey et d’Oliver, à la police, et désormais aux agents du gouvernement américain ! Les uns ou les autres finiraient par nous attraper. Ce ne serait qu’une question de temps. En m’engageant aux côtés de Don, j’éliminerais deux de ces trois menaces. Bones et ma mère n’en auraient que plus de chances de s’en sortir. Comment pouvais-je refuser, si je les aimais autant que je le disais ? Je n’avais pas le droit de ne songer qu’à moi. Je devais faire ce qu’il y avait de mieux pour eux.
— Ça marche, dis-je à Don en m’armant de courage, si vous acceptez mes conditions.
— Je vous écoute. Je vous dirai tout de suite si c’est possible ou pas.
Il se rassit avec beaucoup de mal sur sa chaise roulante, mais je le regardai faire sans la moindre compassion.
— Premièrement, je veux commander toutes les unités qui chassent les vampires. Pas question que j’écoute les inepties de vos brutes galonnées pour tout ce qui touche au combat. J’en sais plus que tous vos hommes, et je me moque qu’ils soient plus vieux que moi. On fera les choses à ma manière et c’est moi qui sélectionnerai les membres de mon équipe et qui les entraînerai. Ceux qui ne répondront pas à mes exigences seront exclus.
Je parlais d’une voix dure, sans cligner des yeux. Don acquiesça d’un air sérieux.
— Deuxièmement, on part tout de suite d’ici et on ne revient pas. Vous oubliez mon copain mort-vivant. Pas question que je trahisse celui qui m’a aidée à sauver ma mère et qui ne m’a fait aucun mal. Si vous ne pouvez pas me promettre ça, inutile de poursuivre cette conversation, car si jamais j’apprends qu’il lui est arrivé quelque chose, vous regretterez que j’existe, plus encore que ma mère en ce moment même. Croyez-moi, vous aurez suffisamment de vampires à exterminer sans vous préoccuper de mon ami.
Don hésita une fraction de seconde, puis haussa les épaules.
— Je veux gagner la guerre, pas une simple bataille. C’est d’accord. À condition, bien sûr, que vous coupiez tout contact avec lui, ainsi qu’avec tous les autres morts-vivants que vous avez pu rencontrer. Je ne veux pas exposer mes hommes à un danger inutile ni risquer qu’un vampire s’infiltre dans ma division juste parce que l’une de ces... créatures vous a impressionnée au lit.
Il avait délibérément appuyé sur le mot « créature ». Ainsi, lui aussi avait des préjugés contre les vampires.
— Troisièmement, je veux qu’on parle de la durée de mon contrat. Je n’ai pas envie d’être enchaînée au gouvernement pour le reste de ma vie, aussi courte qu’elle puisse être. D’ailleurs, même les soldats quittent le service au bout d’un certain temps. Je vous donne dix ans, c’est à prendre ou à laisser. Il fronça les sourcils.
— Et si jamais des choses exceptionnelles surviennent au bout de ces dix ans ? Les monstres ne nous envoient pas leur emploi du temps en recommandé pour nous avertir de ce qu’ils comptent faire. Que diriez-vous de dix ans de service plein, et, après ça, trois missions de notre choix par an pendant trois années supplémentaires ? Ça me paraît honnête, non ?
— Trois missions par an, qui au total ne devront pas durer plus d’un mois. D’accord.
Treize ans. Jamais Bones ne m’attendrait si longtemps, même si le temps n’avait aucun effet sur lui.
— Quatrièmement, vous nous installez ma mère et moi dans des résidences séparées, mais pas trop éloignées. Deux villes différentes dans le même État, ça devrait faire l’affaire. Je ne veux pas voyager comme une gitane de caserne en caserne, quel que soit le terme que vous employiez. Je veux une maison, rien d’extravagant, mais un endroit à moi, et un salaire, que vous continuerez à verser à ma mère si je meurs en service. C’est clair ? Et vous allez aussi vous occuper des filles qui ont été retrouvées la nuit dernière. Offrez-leur les meilleurs avocats possibles, et veillez à ce qu’elles retrouvent une vie normale, un emploi stable et un endroit pour vivre. Si elles ont été choisies, c’est justement parce qu’elles n’avaient rien de tout ça. Et je veux que vous arrangiez ça.
Don sourit presque imperceptiblement.
— On l’aurait fait de toute façon. Vous verrez que si vous coopérez, notre association sera avantageuse pour toutes les personnes concernées.
— J’en doute, dis-je avec lassitude. Mais j’y tiens quand même. Pour finir, et ce n’est pas négociable, je refuse de m’attaquer à des vampires qui ne tuent personne. Cela peut vous sembler contradictoire, mais croyez-en mon expérience. J’ai rencontré des vampires qui ne sont pas des tueurs ; ils se contentent de prélever la quantité de sang indispensable à leur survie, sans même que leurs victimes en gardent le moindre souvenir. Je tuerai des meurtriers, pas des vampires qui ne font qu’assurer leur subsistance. Pour ceux-là, trouvez quelqu’un d’autre. Je vous souhaite bonne chance.
Tate Bradley remua en gémissant doucement et s’assit en appuyant une main sur sa tête ensanglantée. J’avais dû lui ouvrir un peu le crâne. Il se leva en chancelant et me lança un regard sombre.
— Frappe-moi encore une fois et je vais...
— Tu vas quoi ? Saigner encore plus ? Merci, mais je ne bois que des gin tonic. C’est l’une des caractéristiques des vampires que je ne possède pas. Je n’ai pas de crocs, tu vois ?
J’affichai un large sourire pour lui montrer mes dents en lui rendant son regard hargneux. Il pensait me détester ? Qu’il attende le début de mon entraînement. Là, il saurait vraiment ce qu’est la haine.
Don toussa.
— Je suis persuadé que nous trouverons suffisamment d’individus peu recommandables à éliminer sans avoir à pourchasser les vampires que vous pensez inoffensifs. (Au son de sa voix, je comprenais que pour lui, rien de ce qui était mort-vivant n’était inoffensif. Mais les vampires n’avaient pas l’apanage du mal, si j’en croyais mon expérience.) Je crois que nous avons terminé. Je vais faire le nécessaire pour que votre mère et vous quittiez l’hôpital sur-le-champ. Tate vous accompagnera jusqu’à l’aéroport. Vous devriez faire plus ample connaissance. Tate, je vous présente votre nouveau chef de groupe, Catherine.
— Je m’appelle Cat.
Les mots sortirent tout seuls. Tous les aspects de ma vie allaient changer, mais certaines choses resteraient les mêmes.
Bradley ouvrit la porte pour laisser passer Don dans son fauteuil roulant. Il s’arrêta un moment et secoua la tête à mon intention.
— Je ne peux pas dire que j’ai été ravi de te rencontrer, mais on se reverra bientôt. La prochaine fois, essaie de ne pas me faire perdre connaissance.
Je haussai un sourcil, en souvenir du vampire que j’aimais.
— On verra.